La lettre de la SIHFLES
ISSN 1253-1959

n° 49 - décembre 2002

10-11 janvier 2003 :
Journée d'étude et assemblée générale à Lyon

Dans ce numéro :


Editorial de la présidente

Dans cinquante ans peut-être notre société savante s'interrogera-t-elle sur 2001, année européenne des langues, cherchant l'impact que cette thématique aura eu sur la langue française, son utilisation, sa diffusion, son évolution peut-être. Que retiendra l'histoire de cet évènement qui est passé quasiment inaperçu en France ?

Le Conseil de l'Europe dont le siège est à Strasbourg et qui comprend 44 Etats membres, porte une attention toute particulière aux langues, à leur existence et leurs fonctions : il fabrique en continu ce qui fait l'objet de notre société, participant à construire l'histoire des langues en Europe. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires signée mais non ratifiée par la France témoigne indirectement du fait que le français est aussi langue étrangère ou seconde en France, puisque 25 langues parlées y sont répertoriées à côté de la langue de la République (loi constitutionnelle du 25 juin 1992). C'est une question d'actualité sur laquelle s'est penché le colloque de didactique du français qui s'est tenu à Liège en mai 2002 sur le thème Le français langue maternelle/étrangère/première/seconde 'vers un nouveau partage ?' ; plusieurs Sihflesiens y ont fait entendre leur voix et résonner l'expérience de la lecture du passé au profit de l'analyse de situations contemporaines et de politiques à définir.

Le Centre Européen des Langues Vivantes, organe du Conseil de l'Europe situé à Graz est un lieu de rencontre d'experts des différents pays sur des programmes à court ou moyen terme, chargés de proposer des recommandations pour la promotion et l'apprentissage des langues, vus comme élément de la construction européenne. L'apprentissage des langues est vu comme une opération nécessairement pluraliste : 'tout monolingue est un plurilingue qui s'ignore', indispensable à la construction d'une Europe plurilingue caractérisée par la diversité, une citoyenneté démocratique, une cohésion sociale et une éthique fondée sur la tolérance et l'intercompréhension. Mais il reste aussi défini par une conception instrumentale et fonctionnelle, d'une part, une conception éducative d'autre part, au service du développement de la personne et du développement de la communication.

Les prochaines activités de la SIHFLES entrent dans ce champ d'interrogation et fortes de leur ancrage historique mettent ces questions en perspective. Le sujet de la journée d'étude du 10 janvier 2003 qui porte sur des 'langues de l'exil', interroge sur la fonctionnalité et l'image du français en situation très spécifique. Le colloque de Bologne (12-14 juin 2003) nous offre une rencontre interdisciplinaire sur la fonction des Aventures de Télémaque, une langue et culture au service de l'éducation (linguistique), une œuvre littéraire devenue outil instrumental et qui échappe à son créateur ; les Télémaque polyglotte ou des traductions de Télémaque furent en effet utilisées pour apprendre une langue étrangère. Le français y est donc au service de la diversité linguistique et organe de combat pour le plurilinguisme, concept phare dans l'Europe d'aujourd'hui.

Comme le constate Michèle Sellier (Inspectrice générale de l'Éducation nationale, Rectrice d'académie et Sous-directrice du français à la DGCID au ministère des Affaires étrangères de janvier 1999 à mars 2002) : 'Le statut de la langue française dans le monde a changé, sans que les Français, dans leur ensemble, n'en aient encore pris acte', et 'dans un monde aujourd'hui menacé d'uniformisation, le français conserve des atouts non négligeables si l'objectif devient la lutte pour la préservation de la diversité des langues et des cultures.' La relation des Français à leur propre langue parait ambiguë 'entre la défense agressive d'une langue à valeur universelle dont on déplore le recul et une attitude défaitiste de soutien à la langue française considérée comme une cause perdue : celle de la corde du pendu! Mais lors de la journée de réflexion sur le français langue étrangère et le français langue seconde en France et à l'étranger, organisée à la maison de l'UNESCO le 15 mars 2002, il a été affirmé que la langue française se trouve engagée dans le combat pour la diversité culturelle et linguistique et s'inscrit résolument dans un multilinguisme international. La langue est ainsi définie comme un bien culturel à valeur patrimoniale, un bien commun de l'humanité à sauvegarder : une position stratégique et politique sans doute familière aux Sihflésiens.

Le travail historique de la SIHFLES et le regard plurilingue et pluriculturel de ses acteurs se révèle être très utile et l'action de ses membres dans les organismes de décisions, nationaux et européens, indispensable.

Merci de venir très nombreux à l'Assemblée Générale de notre association qui aura lieu le samedi 11 janvier 2003 à l'ENS Lettres à Lyon, et sera précédée de la journée d'étude sur des 'Langues de l'Exil', le vendredi 10 janvier.

Marie-Christine Kok Escalle


LA VIE DE LA SIHFLES

A l'occasion de la prochaine assemblée générale de la SIHFLES qui doit se tenir à Lyon le samedi 11 janvier 2003, nous organisons une journée d'étude le vendredi 10 janvier 2003 en collaboration avec la section d'histoire de l'ENS Lettres et Sciences humaines sur le thème suivant : "Exilés et proscrits : parcours politiques, apprentissage et enseignement du français au XIXe et au début du XXe siècle." (voir information et programme).

Le prochain colloque aura lieu à Bologne les 12, 13 et 14 juin 2003 (Université, Dipartimento di Lingue e Letterature Straniere Moderne, via Cartoleria, 5 ; contact: Nadia Minerva, via Marchetti, 5, 40137 Bologna (Italie), Tél. et fax +39 0516 23 68 12, minerva@lingue.unibo.it. Le colloque étudiera la réception et l'utilisation de Télémaque dans les différents pays auprès d'un public intéressé à l'apprentissage de la langue et de la culture françaises. Les organisateurs ont déjà reçu une trentaine de propositions de communication. Le programme définitif sera envoyé ultérieurement.

Pour ce qui est de Documents de la SIHFLES, les numéros 27 et 28 (qui correspondent aux mois de décembre 2001 et de juin 2002) et contiennent les textes de communications présentées au Colloque de Palerme (octobre 2001) sont sur le point d'être expédiés. En février 2003, nous enverrons à l'imprimerie le nº 29 (qui inclut les communications faites durant la Journée consacrée à la syntaxe à Lyon, en décembre 2000, le texte du séminaire qu'a animé A. Bandelier le 8 juin 2002 et divers comptes rendus dont deux d'André Reboullet.


Nous avons commencé à collecter les adresses e-mail des membres de la SIHFLES afin de faciliter les échanges. Une première liste se trouve sur le site de la SIHFLES à l'adresse :
http://fle.asso.free.fr/sihfles (rubrique annuaire).

Pourriez-vous regarder si vous y êtes ou pas? Si vous y êtes, vérifiez que l'adresse est bien la bonne. Et si vous n'y êtes pas, ayez la gentillesse de communiquer votre adresse e-mail à Alain Schneider (AlainSchneider@compuserve.com) et à Gisèle Kahn pour information (gkahn@ens-lsh.fr). Merci.


Les Fondamentaux ou 
Revisiter les classiques

Gonzalo Suárez Gómez, une grande figure de l'histoire du FLE en Espagne

Juan García Bascuñana

Lorsqu'il s'agit d'étudier l'histoire du FLE en Espagne, on doit citer une oeuvre fondamentale, devenue au fil des ans un repère indispensable. C'est la thèse de doctorat de Gonzalo Suárez Gómez, intitulée La enseñanza del francés en España (hasta 1850) [L'enseignement du français en Espagne (jusqu'en 1850)], sur laquelle - à juste titre - André Reboullet a attiré l'attention il y a déjà longtemps.

Cette thèse, dirigée par Dámaso Alonso, philologue et poète célèbre, fut soutenue il y a maintenant près d'un demi-siècle (1956) à l'Université Complutense de Madrid, mais malheureusement elle est restée inédite. L'exemplaire sur lequel j'ai travaillé, qui m'a été généreusement offert par A. Reboullet - je lui manifeste ici publiquement ma gratitude - compte 218 pages dactylographiées (sur une machine d'un autre temps…). Elle contient une source inépuisable de données et, de ce fait, elle est utilisée par tous les chercheurs en histoire du FLE (les Espagnols essentiellement, mais aussi des étrangers). Marcel Bataillon avait su très tôt voir l'intérêt de la recherche de Súarez Gómez, surtout du répertoire d'œuvres, partie qui constitue « l'armature » de l'étude. Le grand hispanisant français publia cet inventaire bibliographique dans la Revue de littérature comparée (XXXV, 1961). C'est précisément cette partie qui, aujourd'hui encore, suscite l'intérêt des spécialistes surtout par l'ampleur du corpus d'œuvres qui s'y trouvent réunies. N'oublions pas que c'est Suárez Gómez qui a fait découvrir certains ouvrages importants de l'histoire du FLE en Espagne, par exemple, les grammaires françaises à l'usage des Espagnols de Baltasar de Sotomayor (Alcalá de Henares, 1565) et de Diego de la Encarnación (1ère éd., Douai, 1624 ; 2e éd., Madrid, 1635), pour ne rappeler ici que quelques-uns de ces premiers manuels. Le reste de l'ouvrage a moins bien vieilli à cause de limitations bibliographiques et d'options méthodologiques, certaines propres au temps de Gonzalo Súarez Gómez, ce que nous avons tenté de montrer, lors d'une table ronde tenue au Colloque d'Avila en octobre 1997 (voir Documents de la SIHFLES, nº 24, pp. 57-73, B. Lépinette, C. Roig et moi-même.). Pourtant, l'ouvrage sert toujours de base aux recherches concernant l'histoire de la présence et de l'enseignement du français en Espagne.

Suárez Gómez nous présente son répertoire divisé en sections. La première inclut les ouvrages destinés à l'enseignement, proprement dit, du français aux Espagnols. Il s'agit d'une série assez hétérogène d'ouvrages (méthodes, manuels, grammaires) que l'auteur désigne du nom de grammaires. Quant à la deuxième section, intitulée Vocabulaires et dictionnaires, elle comprend des ouvrages dont les destinataires n'étaient pas seulement des Espagnols, mais aussi des Français qui s'intéressaient à la langue espagnole. Finalement, la troisième section, Recueils de proverbes, récits, romans et autres ouvrages bilingues, plus réduite, contient toute une série d'ouvrages (comme certaines traductions en espagnol d'œuvres classiques françaises), à présent assez connus, mais ignorés pour la plupart avant le répertoire de notre auteur.

Comme nous l'avons signalé, le contenu théorique de la thèse de Suárez Gómez -qui apporte des données historiques sur les auteurs et les textes répertoriés - présente, à notre avis, moins d'intérêt. Certaines considérations qui y sont faites ont été aujourd'hui corrigées. C'est le cas de Règles grammaticales pour apprendre les langues espagnole et française ouvrage publié à Oxford en 1586 qu'il considéra anonyme. Or, il a été démontré que l'auteur en est Antonio del Corro, moine espagnol qui embrassa la religion réformée, raison pour laquelle il quitta l'Espagne de Philippe II et, après avoir séjourné à Genève et en France, s'installa en Angleterre. Par ailleurs, Súarez Gómez ignora certains manuels du XVIIIe et du XIXe siècle et en commenta longuement d'autres qui ne nous paraissent aujourd´hui que de second rang. Pourtant, l'ampleur du répertoire établi ne laisse pas de susciter l'admiration surtout si l'on tient compte de la précarité des moyens dans l'Espagne de l'après-guerre: on sait que le chercheur dut se limiter aux Bibliothèques Nationales de Madrid et de Paris.

On pourrait peut-être s'étonner du choix des bornes temporelles que G. Súarez Gómez a fait pour sa thèse (1520-1850), surtout sa limite supérieure. Pourquoi ne pas être allé au-delà de 1850 pour mettre un peu d'ordre dans la longue liste de manuels de français qui commencèrent à voir le jour après la première loi espagnole d'Instruction publique (Loi Moyano, 1857)? Les intérêts de Súarez Gómez, semble-t-il, sont clairs: il ne s'intéressa qu'aux ouvrages qu'il considérait de grande valeur historique et culturelle, et non à d'humbles manuels de FLE. Pourtant, il fut conscient de l'importance de certains manuels: je pense, entre autres, à celui consacré à Chantreau, sujet inépuisable pour les chercheurs en histoire du FLE. Comme on le sait, ce dernier a déjà donné lieu à une thèse (Núria Moreu: Pierre-Nicolas Chantreau et sa « Grammaire », Barcelona, Publicacions de la Universitat de Barcelona, 1990) et à de très nombreux articles. Avant Gómez Súarez, le futur jacobin n'était connu que des libraires d'occasion.

Disons finalement, pour clore ce rapide parcours dans l'oeuvre du premier historiographe du FLE en Espagne, que Súarez Gómez n'a pas été seulement l'auteur de la belle thèse inédite dont nous venons de parler. Professeur de français à Madrid où il était né dans les premières années du XXe siècle, il publia pendant près de cinquante ans toute une série de livres concernant la langue et la littérature françaises. Il édita d'abord, en 1929, un manuel de français destiné à des élèves de l'enseignement secondaire, qui serait suivi d'anthologies et de grammaires françaises didactiques. La Guerre civile espagnole interrompit son parcours intellectuel et personnel ; il travailla alors comme bibliothécaire à l'Institut Français de Madrid, et, plus tard, après bien des difficultés, il put de nouveau occuper sa chaire d'enseignement secondaire. Simultanément, il enseigna la littérature française du Moyen Âge à l'Université de Madrid et élabora sa thèse. C'est durant cette période qu'il publia aussi ses recherches les plus connues sur des poètes français du Moyen-Âge (François Villon, el hombre y el poeta ; Barcelone, 1974 et Antología de la lírica medieval francesa, Madrid, 1982). Ajoutons qu'il fit aussi une incursion dans le monde de la fiction, avec un roman au titre quelque peu magique, Ban-Go-Koo, échappée fantastique dans des pays lointains. Finalement, son travail en faveur du français en Espagne lui valut les Palmes académiques françaises qu'il reçut à la fin de sa vie.

Nous terminerons cette esquisse de biographie sur les mots de son propre fils, le metteur en scène et écrivain Gonzalo Suárez, dans la dédicace d'un de ses livres : « À mon père, auteur de Baan-Go-Koo, d'anthologies et de grammaires françaises, d'une biographie de François Villon, et de mes jours. Qui m'emmena à la chasse de la baleine blanche, aux mines du roi Salomon et au sommet du Mont Puissant ». On ne pourrait pas rendre de meilleur hommage à notre auteur : tout ce qu'il a écrit, y compris sa thèse de doctorat, est présent dans les trois lignes de cette évocation.


Programme de la journée d'étude

A l'occasion de l'assemblée générale de la SIHFLES qui doit se tenir à Lyon le samedi 11 janvier 2003, nous organisons une journée d'étude le vendredi 10 janvier 2003 en collaboration avec la section d'histoire de l'ENS Lettres et Sciences humaines.

Titre : "Exilés et proscrits : parcours politiques, apprentissage et enseignement du français au XIXe et au début du XXe siècle."

9 h 30 – 10 h. Accueil des participants.

10 h – 10 h 30. Gisèle KAHN, enseignant-chercheur en sciences du langage, ENS Lettres et Sciences humaines : "Présentation de quelques grandes tendances dans l'enseignement du français à différentes époques. Sources et méthodes d'investigation".

10 h 30 – 12 h. Sylvie APRILE, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Tours : "L'expérience de l'étranger : vivre et enseigner en exil après le coup d'Etat du 2 décembre 1851".

Modérateur : Marie-Hélène CLAVERES, maître de conférences en anglais, université de Montpellier.

14 h – 16 h. Caroline DOUKI, maître de conférences en histoire contemporaine à l'ENS Lettres et Sciences humaines, Lyon : "L'apprentissage du français à la Légion Etrangère entre XIXe et XXe siècle".

Modérateur : Marie VOGEL, maître de conférences en sociologie à l'ENS Lettres et Sciences humaines, Lyon.

Lieu : ENS Lettres et Sciences humaines, 15 parvis René-Descartes, 69007 Lyon (métro Debourg)

Bâtiment formation, salle F101

Merci de signaler votre participation à :

Frédéric Abécassis : FABECASSIS@ENS-LSH.FR

ou à Gisèle Kahn : GKAHN@ENS-LSH.FR


La SIHFLES au singulier :

WILLEM FRIJHOFF

(*Zutphen, Pays-Bas, 1942)

Chemins de traverse en francophonie

J'ai toujours été un passionné d'histoire. L'approche diachronique ou génétique, par le devenir d'une personne, d'une institution, d'un mouvement d'idées ou d'un pays, est devenue ma seconde nature. En bon élève je me soumettrai donc ici à ma propre méthode. Ce sera cependant un chemin de traverse. Si je suis un Sihflésien, ce n'est pas pour l'étude de la langue elle-même mais par le biais de la langue comme instrument et objet de culture.

Comment suis-je venu à la francophonie? Rien ne m'y prédestinait. J'avais bien du côté de mon père une bisaïeule francophone hennuyère, dont les prénoms Nathalie Eugénie Joséphine laissent entrevoir l'attachement de ses parents à l'Empire, ou leur compassion pour les épouses Bonaparte. Mais en dépit de ces beaux prénoms français qui depuis lors ont sillonné sa descendance, ma famille tant paternelle que maternelle est depuis toujours rigoureusement germanique, rhénane et batave. Bien sûr, au lycée j'ai pu profiter du professeur de français le plus merveilleux qui soit - le genre qui ne vous apprend pas seulement la langue mais vous fait aimer le pays, son histoire, ses lettres et sa culture. Il m'enthousiasma au point qu'un jour je lui rendis un devoir sur Prosper Mérimée… en vers français. Un micmac horrible, sans aucun doute, mais c'était la preuve de ma sympathie pour la langue qu'il enseignait. Les Hollandais, dès qu'ils s'enthousiasment, s'expriment en vers - voyez leurs exploits pour les cadeaux et 'surprises' de la Saint-Nicolas… C'est certainement grâce au travail discret mais efficace de mon prof que je reçus au baccalauréat en 1960 le prix de français. C'était un livre illustré, signé par l'ambassadeur lui-même: Carcassonne, sa cité, sa couronne. J'ai toujours choyé ce premier livre de français de ma propre bibliothèque, et - croyez-le ou non - si je n'ai encore jamais mis les pieds dans la cité de Carcassonne, je connais, pour ainsi dire, cette ville comme ma poche.

Après mon bac, je suis allé étudier la philosophie et la théologie dans les grands séminaires de l'archidiocèse d'Utrecht. Mon professeur de philosophie, qui plus tard devait être nommé évêque de Groningue, était un féru de l'existentialisme. Nous lisions l'Être et le néant dans le texte, et quand en 1961 Maurice Merleau-Ponty mourut, nous fîmes une veillée en sa mémoire. Les pères Chenu et de Lubac berçaient mes études de théologie. Peu de séminaires français ont montré à cette époque une telle ouverture à l'extérieur. Ce fut une formidable école d'éveil, dont je suis resté reconnaissant même après ma séparation du service de l'Église. Cette même Église m'avait pourtant donné une nouvelle preuve d'ouverture en me permettant de choisir moi-même l'université étrangère où je pouvais poursuivre mes études aux frais d'un mécène du monde des affaires (C&A, pour ne pas le nommer). Je choisis Paris, et la 6e section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (l'actuelle EHESS Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales ), pour y faire de l'histoire, en raison de la réputation dont jouissait alors l'École des Annales à l'étranger. Ce fut une déception amère - du moins jusqu'au moment de la grande ouverture de mai 68 et de mon propre éveil à une façon autre de faire de l'histoire et d'aimer la culture. J'échouai donc en septembre 1966 dans un foyer pour étudiants qui sortit tout droit du Moyen Age et allai m'inscrire à la Sorbonne, université massifiée à l'excès et décevante parmi toutes dans une France totalement surannée, misogyne et xénophobe, sous le règne d'un général triste et misanthrope qui aux yeux du Batave naïf que j'étais ne pouvait qu'incarner l'arrogance bête et fermée au monde extérieur qui depuis lors a fait, hélas! le malheur de la langue française. A force de fermer les yeux devant ce qui se passait dans le monde et de croire que la rhétorique pontifiante qu'était la culture à la Malraux allait conquérir la planète, la francophonie s'est tuée elle-même partout où elle n'a pas pu s'imposer par la force politique ou militaire. En Hollande, par exemple. C'est triste mais vrai. Les demi-francophones ordinaires dont je suis, qui ne vivent pas dans le sérail des études littéraires ou linguistiques, passent leur temps à proclamer à tout vent qu'il y a autre chose dans le monde que l'anglophonie et la globalisation à l'américaine. Mais en dehors des sections de français à l'université ou de l'Alliance française il reste bien peu de niches de bonne volonté à l'égard de la francophonie. Et il ne suffit pas d'être anti-Macdo pour créer une autre culture.

J'ai retrouvé la langue française par un autre biais, comme objet d'étude. Travaillant comme chercheur à l'EHESS, entre 1970 et 1981, je me suis fait spécialiste de la culture de l'époque moderne, en particulier de l'éducation et des phénomènes, formes et mouvements de transfert culturel. Un des principaux instruments de ce transfert est précisément la langue. Le Hollandais des années 1940 que je suis a un énorme avantage sur les Français, comme d'ailleurs sur les Hollandais du XXIe siècle: il a été formé dans cet univers multilingues qu'était son pays avant l'américanisation galopante des années 1970-80. Celle-ci a frustré les Pays-Bas de leur singularité plurilinguistique et de leur position clé dans le Babel européen. À l'école de ma jeunesse, les langues dominaient tout l'enseignement, et à part le français, l'allemand, l'anglais et le néerlandais obligatoires (sans même parler du latin et du grec), nous apprenions en dehors des cours pour notre plaisir, auprès de professeurs bienveillants, l'italien, l'espagnol, un peu de russe, et un soupçon d'espéranto et d'hébreu. On croyait en l'entente mondiale par le respect des langues. J'y ai ajouté plus tard le frison et le catalan. Avec ce cocktail le portugais devient compréhensible, et la proximité linguistique met les langues scandinaves à portée de la main, du moins passivement. Muni de ce formidable atout et poussé par ma curiosité j'ai appris à scruter les cultures de l'époque moderne (sans oublier pour autant celles de l'époque contemporaine) par le biais de leur propre production textuelle, par l'intertextualité linguistique, et par la façon particulière dont chaque culture se servait de la langue, dans son for intérieur et au contact des autres.

Ce qui m'intéresse n'est donc pas tellement la langue classique, noble, mais le parler de tous les jours dans une société où la langue était encore assez peu standardisée, le bricolage linguistique, la façon dont les gens utilisaient l'une ou l'autre langue pour jouer sur tel ou tel registre de la sociabilité, de la compétence ou simplement du pouvoir, et comment les langues interféraient pour changer la donne: la francisation du hollandais des élites régnantes, par exemple (dont le grand pensionnaire Jean de Witt est un bel exemple), qui s'opposait au purisme des marchands épris de littérature tel le grand poète, dramaturge et marchand bonnetier Joost van den Vondel, mais aussi aux dialectes et sociolectes des exclus du pouvoir ou des rivaux d'autres territoires. Comment s'entendait-on dans cette petite Hollande du Siècle d'Or, où des dizaines, voire peut-être des centaines de milliers de francophones et d'Anglais, et plus encore d'Allemands ou de Scandinaves avaient cherché un refuge religieux, politique ou économique? On sait que les 'expats' français de qualité ne s'intégraient guère au pays: un Scaliger, un Saumaise, un Pierre Bayle, de grands érudits certes, restaient au fond des étrangers pitoyables incapables d'acheter correctement un pain au coin de la rue. Mais combien d'autres ont su trouver une entente sans perdre pour autant leur identité linguistique et culturelle?

Ceci est précisément un aspect qui me fascine dans le pays dont j'ai fait mon territoire de chasse préféré depuis une dizaine d'années: la colonie de la Nouvelle Hollande, autrement dit l'actuel État de New York et ses environs, au XVIIe siècle. Deux anecdotes seulement: le missionnaire jésuite français Isaac Jogues, en fuite devant les indiens Iroquois qui l'avaient affreusement torturé, fut en 1640 chaleureusement reçu par les calvinistes de la Nouvelle Amsterdam. Dans sa lettre à sa patrie, il acclame l'affirmation du gouverneur hollandais (lui-même un ancien négociant sur La Rochelle) selon lequel on parlait pas moins de dix-huit langues dans sa bourgade de mille habitants à peine sur la pointe Sud de Manhattan. S'y ajoutaient les langues indigènes, aussi nombreuses que les tribus, et tellement difficiles que l'un des colons Hollandais, qui pourtant fit de sérieux efforts pour les apprendre, affirma un jour que les Indiens en changeaient tous les deux ans pour égarer les Européens. Sans même parler des esclaves noirs avec leur langues africaines. Comment s'entendait-on dans une telle société ? Quels étaient les outils linguistiques, culturels, sémantiques qu'on mettait en œuvre pour construire une société viable, portée autant que possible vers un avenir souriant ? A y regarder de plus près, on distingue différentes stratégies: celle du bricolage linguistique de tous les jours, mais aussi une stratégie politique de la langue, et des stratégies identitaires propres aux groupes qui peu à peu se découvrent une identité ethnique qu'ils essaient de cimenter par la proclamation de leur autonomie linguistique. Tel fut, par exemple, le sort de la langue néerlandaise elle-même qui après la passation des pouvoirs aux Anglais en 1664 demeura la langue de l'orthodoxie réformée et du piétisme à New York, et la langue de la culture ancienne dans les régions rurales.

Ce sont ces mécanismes que je m'efforce d'analyser dans mes livres et articles, eux-mêmes écrits en plusieurs langues. En français, on pourra consulter notamment:

Une ébauche de problématique concernant l'ex-Nouvelle Hollande:

Enfin, avec ma collègue Marijke Spies, professeur de littérature néerlandaise, j'ai publié récemment une synthèse sur la culture néerlandaise au Siècle d'Or dans laquelle la langue joue un rôle structurel. Nous y avons lancé de concept de 'culture de discussion' pour caractériser cette société. L'ouvrage paraîtra bientôt en anglais, sous le titre: 1650: Hard-won Unity (Assen: Van Gorcum, 2003).

Willem Frijhoff


La Lettre de la SIHFLES est éditée par Brigitte Lépinette, Secrétaire générale de l'association. 
Je remercie Marie-Christine KoK Escalle de son aide inestimable pour la dernière rédaction de ces pages.

Mise en ligne : Alain Schneider