Le feuilleton didactique : la liaison

C’était il y a longtemps, au second millénaire. C’était la belle époque tranquille où on était professeur de FLE, mais pas encore de bilinguisme. Vous souvenez-vous ? On avait d’autres soucis. Ainsi, quand on sortait de ce cauchemar qui rôde encore aujourd’hui dans nos manuels, « Tu-t’appelles-comment-épelle », pour entrer dans le cataclysme « On-va-conjuguer-s’appeler-épeler », eh bien, on expliquait à nos apprenants qu’il s’agissait là de verbes en « ER » et qu’ils étaient tous du premier groupe. Excepté le verbe « aller-vas-y-va-t-en », épisode dépressif garanti. Bref, l’important était qu’il ne fallait pas prononcer le « R » de l’infinitif.

On disait alors : « Il ne faut pas fumer/ en classe » et si vos étudiants n’avaient pas compris et qu’ils écrivaient « fumé » puisque justement le R ne se prononçait pas, vous faisiez un méchant petit exercice de classement grammatical discriminatoire, du style : « Comment écrivez-vous : j’ai fumé, il faut fumer ; j’ai mangé, il faut manger… » Mieux encore, personne ne se posait la question et tout le monde partait tranquillement fumer RRailleurs. Pardon, j’ai voulu dire « fumer/ ailleurs ».

Mais voilà, ça a commencé dans les années 90, à la fin du deuxième millénaire : la mode s’est d’abord attaquée aux répondeurs téléphoniques qui se sont mis à répondre du jour au lendemain au correspondant ébahi : « Vous êtes bien sur le répondeur de Madame Truc, vous pouvez me laisser RRun message, je vous rappellerai. » Alors, on rappelait encore, rien que pour entendre cette liaison nouvelle, et puis on rappelait une dernière fois pour laisser un message, du style « On va manger /ensemble ce soir ? » On n’osait pas encore « On va manger RRensemble ce soir ? ».

Puis les médias ont relayé, mais pas avec n’importe qui : ce sont les sportifs de haut niveau qui ont attrapé le virus de la liaison en même temps que les présidents de la République : « J’ai un bon mental, ça me permet de monter RRau filet… », s’accrochait l’un à sa raquette pendant que l’autre s’ingéniait :   « Dans le contexte actuel, il n’est pas imaginable de proposer RRun amendement à... ». De liaison en liaison, le quotidien est devenu drôle : on parlait de la colonne de mercure qui allait « monter RRaujourd’hui jusqu’à trente degrés » ; alors, on prenait l’avion pour tâcher d’échapper RRà la pollution, et quand enfin on se croyait à l’abri de la canicule et des liaisons collantes, le commandant s’y mettait : « Nous vous prions de rester RRassis jusqu’à l’immobilisation de l’appareil. » Alors, on restait RRassis, pétrifiés.

Aujourd’hui, le doute n’est plus permis : mettez-vous devant votre poste de télé, fermez les yeux pour mieux entendre l’authenticité d’une langue orale dont vous vous imaginez que seuls vos étudiants l’acquièrent par imprégnation, et surtout ne quittez pas les informations du journal télévisé d’une oreille : vous entendrez que « les réacteurs nucléaires peuvent tomber RRen panne » (c’est David Pujadas qui l’a dit) et vous saurez que, pour respecter l’identité de cette langue française en pleine évolution, il va vous falloir vivre avec votre époque et enseigner RRà vos étudiants à prononcer RRautrement.

Régine Dautry-Norguet