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La lettre de l'ASDIFLE | |
Numéro 10 - Janvier 2011 |
Grâce à la saison des prix, nous revenons vers des auteurs qui publient à ce
moment-là, sans avoir besoin d’être à nouveau couronnés, comme Alexakis ; car
les mots, parlons-en ! Leur agencement, leur origine, nous en faisons réflexion
dans notre domaine de l’apprentissage des langues, et c’est aussi
l’interrogation de cet auteur dans Le Premier mot : quel est-il, ce
premier mot ? Comment élucider cette énigme ? Tous les livres d’Alexakis ont à
voir avec la langue, car, venu du grec vers le français, il nous la fait
entendre autrement et la regarde de près... traquant
au sein des divers lexiques les exceptions, dans la matrice des langages et
dialectes des liens de parenté, dans les échanges verbaux des origines et
racines insoupçonnées. Il écrit alors que le « ou » exprime la lourdeur comme
le pense Victor Hugo et que le « r » évoque l’écoulement de l’eau comme
l’affirme Platon. Et puis, Quelle est la durée moyenne de vie d’un mot ?
Et puis, Pourrait-on écrire un roman français en utilisant exclusivement
des mots d’origine étrangère ? Et aussi: Pourquoi les grands singes
utilisent-ils trois cris différents pour prévenir d’un danger… graves
questions ! Alexakis fut couronné l’an dernier du prix de l’Académie
française.
Pour les liseurs, comme pour ceux que nous nommerons les liserons, qui lisent comme le préconise par exemple Pennac, selon des rythmes différents, ou des transversales improbables, l’époque des prix littéraires devient moments de rencontres bénies de retrouvailles avec les livres ; on pénètre de façon involontaire dans les alcôves officielles que tout un chacun, devenu l’auditeur, le téléspectateur anonyme, pourra s’approprier, acquérir et ainsi se frotter, parfois sur des chemins de traverse, à de petits bijoux d’écriture. Artifice touchant tous les sens, la rentrée littéraire emmène forcément vers ceux qui figurent alors dans les librairies et que cette cérémonie a mis en lumière. Durant cette période éphémère, il nous revient de fouiller, se renseigner, tripoter, lire les quatrièmes de couverture ou, contredisant telle critique radio, se laisser convaincre par le bandeau du libraire.
Ainsi, un autre non-primé de cette année (mais qui le fut avant avec Le
Rapport de Brodeck, prix Goncourt des lycéens) s’appelle Philippe Claudel.
Il nous propose aujourd’hui L’Enquête, sur le thème de la déshumanisation
dans l’entreprise qui écrase les personnes jusqu’à les rendre fous et ce
faisant, il dénonce les rouages d’un système « moderne » et informatisé doté
d’une administration aveugle.
Et il y a eu... le prix Goncourt à Michel
Houellebecq, pour son roman La
Carte et le Territoire (Flammarion). Cet homme, si reconnu à l’étranger,
tellement critiqué en France, aura attendu longtemps : on parlait de ce prix
pour lui dès La Possibilité d’une île !
La Carte et le Territoire
« traite essentiellement du monde de l'art, même s'il aborde aussi comme thèmes
principaux l'argent, l'amour, le rapport au père, la mort, le travail et la
France devenue un paradis touristique ». À première vue, il semblerai que ce
soit du tiède, pas si bien écrit ; mais arrivé aux cent dernières pages, il
devient insupportable au lecteur que le héros ne vive pas ses succès et le tour
de force - on pense à Flaubert – est qu’il ne se passe, jusqu’au bout,
absolument rien.
Le Médicis, prix le plus prestigieux après le Goncourt, a été attribué à
Maylis de Kerangal pour son livre Naissance d'un pont (Verticales)
à l'unanimité. Il offre à cette romancière, pour son septième roman qui raconte
la construction d'un pont suspendu dans la ville imaginaire de Coca, en
Californie, son premier prix littéraire. Elle a créé sa propre maison d'édition
(Le Baron Perché), spécialisée dans la jeunesse.
Le prix Renaudot, qui suit le précédent de près, est attribué à la romancière
et réalisatrice Virginie Despentes pour Apocalypse bébé (Grasset),
road movie se déroulant de Barcelone à Paris. Auteure d'ouvrages sulfureux et
décriés (Baise-moi), elle dépeint un monde marginal dans un style
littéraire innovant, alliant vulgarité et réalisme.
L’écrivain Patrick Lapeyre a reçu, lui, le prix Femina pour son livre La
Vie est brève et le désir sans fin, roman à la fois mélancolique et
sensuel sur un trio amoureux : affres de l'amour
vues du point de vue masculin, tellement rare que cela mérite d’être souligné.
Il met en scène deux hommes, l'un marié, à Paris, l'autre pas, à Londres,
tous les deux amoureux de la même femme, assez
énigmatique, et qui va de l'un à l'autre. Ce roman
est l'histoire d'une inépuisable et inéluctable souffrance amoureuse plus forte
que tout.
Éric Faye est une sorte de Mallarmé du XXIe siècle. Dans son roman
Nagasaki, qui a reçu le grand Prix de l’Académie française, il décrit un
héros qui vit seul dans une maison silencieuse. Une intruse, qu’il observe,
s’est glissée chez lui. Est-ce une hallucination, un fantôme de ses échecs
sentimentaux passés, une amante amère ?... On apprendra bien d'autres choses
encore sur la mémoire de ces lieux intimes...
Et le Suisse Jean-Michel Olivier a été lauréat du Prix Interallié avec L’Amour
nègre : Adam né en Afrique, dans la misère, a onze ans quand il est adopté
par un couple de stars du cinéma. À Hollywood, il découvre le glamour et le
désœuvrement. À travers les cinq continents, le roman explore les vertiges de
la vie factice. On se délecte des tribulations d'un Candide africain confronté
aux mille tentations du monde global : luxe et culture unique, bling-bling et
dépression, matérialisme triomphant.
Enfin, il est temps de parler du Goncourt des lycéens, organisé par le
ministère de l’Éducation nationale et la Fnac, en accord avec l’Académie
Goncourt et d’après sa sélection : à l’issue de ce marathon incluant lecture,
fiches, débats et votes, les lycéens ont récompensé Mathias Enard pour son roman
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, le 9 novembre 2010 à
Rennes. Le jury était composé de 52 classes de lycéens âgés de 15 à 18
ans, issus de seconde, première ou terminale, représentés à Rennes par les 12
délégués des lycées français et une lycéenne du lycée français de Budapest. Il
permet de faire lire et d’intéresser, de nombreux lycéens.
Et pour le nouvel an des enseignants, je ne saurais trop recommander
Libres cours, le livre de Catherine Henry, paru chez P.O.L. C’est une
littérature en archipel, à prendre et à lire quand on le veut. Ce roman, dit le
passage de l’école à la littérature, comment parler de littérature aux lycéens
et faire aimer les textes aujourd’hui ? Il touche, sans insistance le lecteur de
FLE emporté par ce mouvement, cette liberté, ces petites notations, en italique,
nous faisant réfléchir dans notre for intérieur à la situation...tout en se
laissant entraîner par ce flot, qui ressurgit sur la langue, l’exil … Comme le
dit le sous-titre de cet ouvrage, « enseigner la littérature, c’est peut-être
tenter de faire coïncider l’action de cette transmission et le temps que les
élèves vivent ; nous nous sommes arrêtés ensemble, mes élèves et moi, vous et
moi, au bord de la rivière et peu importe si tout ce que nous avons construit
d’hétéroclite se défait comme un songe, au bout de quelques minutes ou de
quelques jours reste le songe »
La lecture selon Marcel Proust dans Sur la lecture (préface au livre
Sésame et les Lys de l’anglais Ruskin paru en 1906) laisse entrevoir une
ivresse dans cette incitation à atteindre les régions profondes de soi-même à
travers les textes qui, nous invitant à suivre la pensée de l’auteur, nous
apprennent à voir, nous-mêmes et les autres.
Geneviève Baraona