Phonétique :
pignon et opinion quelle différence ?
La description commune du français distingue deux
choses :
- le phonème [ɲ]
appelé « n mouillé », correspondant à –gn- dans l’orthographe, par
exemple dans pignon, noté [piɲɔ̃];
- [nj], suite de deux phonèmes, correspondant à ni-
dans l’orthographe, par exemple dans opinion, noté [ɔpinjɔ̃].
On affirme avoir affaire à deux réalités phonétiques
distinctes, encore que très proches : [ɲ]
c’est schématiquement [n] + un petit bout de [j] ; [nj], c’est [n] + un [j]
grandeur nature.
Pour moi la prononciation est aujourd’hui
strictement la même dans les deux cas et cette description – fixée au début
du XXe siècle – renvoie à une forme ancienne du français.
a) Ce qui joue en faveur de la
distinction :
- La graphie. Elle joue un rôle essentiel dans notre
perception du français, mais on ne peut en tirer aucune conclusion en ce qui
concerne la forme orale de la langue.
- Le fait que l’usager a assez peu de chances de se tromper
en écrivant. Certes on peut mélanger champignon et opinion. Mais
considérons les mots se terminant en –er. Le nom panier, je ne
suis pas tenté de l’écrire *pagner, parce qu’il existe beaucoup de noms
en -nier (douanier, bananier, etc.) en face de zéro nom en
-gner. Pour les verbes, il en existe en -gner (beaucoup :
soigner, grogner, peigner, etc.) et en -nier (peu :
renier, etc.) ; mais chacun sait qu’à vous épargnez correspond tu
épargnes et qu’à vous calomniez correspond tu calomnies, et on
ne confond pas. Or, s’il ne relève pas de fréquentes fautes d’orthographe,
l’enseignant ne prend pas conscience de l’homophonie.
- La diction traditionnelle des vers. 2 pieds pour pi-gnon,
4 pour o-pi-ni-on. Cela reproduit la prononciation de l’ancien français,
mais n’indique rien sur le français d’aujourd’hui.
b) Ce que j’alléguerai contre cette
distinction :
- Mon intime conviction : « un vieil armagnac » et « un
vieillard maniaque » sont l’un buvable, l’autre imbuvable. Mais, à l’oreille,
aucune différence entre les deux expressions. Même chose pour « l’Agnès de
Molière » et « la nièce de Molière ».
- La faible différence matérielle qu’il y aurait entre les
deux cas, voir plus haut. Ce n’est pas un argument décisif : la différence
entre deux phonèmes peut très bien être subtile, c’est le cas des phonèmes
vocaliques du français.
- La distribution complémentaire. En fin de mot, -gne
est seul possible (comment écrire montagne à l’aide de ni- ?). Au
début du mot, gn- se lit [gn] dans les mots d’origine grecque comme
gnome ou dans gneiss, d’origine allemande ; la graphie gn-
avec sa prononciation ordinaire n’apparaît que dans quelques exemples
marginaux : gnon, gnangnan, gnognotte, mots expressifs, gnôle, mot
familier d’origine régionale, Gnafron, personnage typiquement lyonnais.
Bref en début de mot on n’a que ni-, en fin de mot que
-gne ; s’ils ne se concurrencent pas, cela indique qu’ils ne font qu’un.
Honnêtement, l’argument est faible.
- « Magne-toi, feignant. » Dans magne-toi,
on a affaire, à l’origine, au verbe manier. Par erreur ou par plaisanterie –
la faute délibérée est un type consacré de plaisanterie, voir par exemple le
permettassez que je passasse en vogue dans mon enfance – on a interprété
maniez-vous comme magnez-vous et on en a tiré magne-toi
substitué à manie-toi. Indice que maniez et magnez sont
homophones.
c) Si l’on admet qu’il n’y a qu’une seule réalité phonétique,
il reste une question : a-t-on affaire à [ɲ]
ou à [nj] ?
C’est à la phonétique expérimentale de trancher. Toutefois il
existe un indice en faveur de [nj]. Autrefois (jusqu’au XIXe siècle),
le français avait un phonème « l mouillé » (plus rigoureusement « l
palatalisé »), noté [ľ] et correspondant, dans la graphie, à -ill- ; il a
évolué en [j] : paille. Comme il formait couple avec le « n mouillé » (ou
« n palatalisé »), noté [ɲ], il y a de
bonnes chances pour que celui-ci ait disparu aussi (même si l’aboutissement est
dissemblable : [nj] en face de [j]) : dans un système phonologique, l’union fait
la force.
d) Concrètement, je crois qu’il faudrait supprimer [ɲ]
de la liste des phonèmes du français et noter pignon [pinjɔ̃]
et non plus [piɲɔ̃].
Mais ce ne serait pas tout bénéfice : on emploierait deux
signes au lieu d’un. Et surtout il y a des inconvénients à s’écarter de la
description commune, qui est celle qu’on trouve dans les dictionnaires usuels.
La prudence s’impose.
Jean-Jacques Dautry