La lettre de l'ASDIFLE
 
Numéro 5 - Eté 2007
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MÉTHODES NON-CONVENTIONNELLES ET INNOVATION

par Richard DUDA
CRAPEL-ATILF, Université Nancy 2

L'innovation en matière d'enseignement/apprentissage des langues peut être matérielle ou conceptuelle, on en conviendra facilement. Une erreur cependant consisterait à penser qu'une innovation matérielle ou logistique repose nécessairement sur une innovation conceptuelle ou assure parallèlement une telle innovation. La pénible expérience des laboratoires de langues par le passé ou les nombreux logiciels d'apprentissage actuels en témoignent amplement. De leur côté, les concepteurs de certaines approches, qualifiées à tort ou à raison de "méthodes non-conventionnelles" (MNC dorénavant), prétendent explicitement innover conceptuellement dans le domaine qui nous intéresse.

Qualifiées de "humanistic approaches" en anglais ou "alternative Methoden" en allemand, les MNC correspondent souvent à des projets de formation faisant appel à une vision holiste de l'apprenant. S'opposant à une approche par "trop rationaliste" (Dortu 1986) de l'enseignement/apprentissage, ces méthodes préconisent fréquemment de solliciter le potentiel créatif ou imaginatif des apprenants. On évoque ainsi l'hémisphère cérébral droit considéré comme le siège des émotions et de la créativité, en l'opposant à l'hémisphère gauche, siège des capacités analytiques. Il s'agit donc d'envisager l'apprenant comme un tout ("holon") et non simplement comme une machine à apprendre raisonnante. Pour compléter cette dimension holiste, certaines méthodes introduisent délibérément une sollicitation du corps par la relaxation ("suggestopédie" Saféris 1978, Galisson 1983) ou le mouvement ("apprentissage par la réaction physique totale" Asher 1986, Lafayette 1991). Ces méthodes, selon leurs concepteurs, veulent placer l'apprenant au centre du dispositif d'enseignement. Ceci mérite bien entendu débat et j'ai essayé de traiter de cette question dans un article précédent (Duda 1993).

Dans cet article j'ai examiné plusieurs méthodes ou méthodologies que l'on pouvait qualifier de "non-conventionnelles" à l'époque : la Suggestopédie, la Méthode Silencieuse, l'Approche Naturelle, l'Apprentissage par la Réaction Physique Totale, l'Apprentissage Communautaire des Langues, l'Apprentissage Assisté par Ordinateur, l'Apprentissage Auto-Dirigé. J'ai envisagé ces méthodes et méthodologies sous les angles suivants:

  • les oppositions langue/communication et enseignement/apprentissage,

  • le statut de l'apprenant,

  • l'utilisation de la langue maternelle,

  • la dimension kinésique dans l'apprentissage,

  • le droit au silence,

  • le rôle du groupe d'apprenants,

  • le recours à la technologie.

  • Même si la notion de "non-conventionalité" demeure floue, la plupart des questions que j'ai soulevées demeurent d'actualité quatorze ans plus tard. L'intérêt épistémologique des MNC, que l'on s'accorde ou non sur leur degré de non-conventionalité, réside pour l'essentiel dans le caractère souvent très explicite des "théories" sur lesquelles elles se fondent (voir Curran 1972, Gattegno 1976, Moskowitz G. 1978, Saféris 1978, Holec 1980, Krashen 1982, Asher 1986). Les MNC a minima prennent généralement, au moins en partie, le contre-pied de pratiques pédagogiques habituellement reconnues comme allant de soi, en particulier par les apprenants. Une langue étrangère dans cette optique conventionnelle s'apprend dans un contexte scolaire ou assimilé, comportant :

  • une salle de cours,

  • un enseignant,

  • des horaires fixes, prévus à l'avance,

  • des supports reconnus comme légitimes (manuels, enregistrements son et vidéo),

  • des exercices oraux ou sur papier, voire sur ordinateur,

  • des outils d'évaluation proposés par l'enseignant,

  • un programme préétabli par l'enseignant ou des autorités compétentes,

  • un modèle linguistique correspondant à celui du natif (il n'y a guère que l'Apprentissage Auto-Dirigé proposé par le CRAPEL-ATILF qui n'adopte pas ce modèle intuitif et inutilement ambitieux).

  • Depuis une vingtaine d'années, cependant, on a pu assister au développement d'approches nouvelles telles que :

  • l'apprentissage par tâches (task-based learning)

  • l’apprentissage fondé sur les corpus (corpus-based learning)

  • l’apprentissage fondé sur des données (data-driven learning)

  • Les deux dernières approches ont pris naissance dans le contexte du développement d'outils informatiques tels que les concordanciers (voir T. Johns 1991a et 1991b, et son site: http://www.eisu.bham.ac.uk/johnstf/index.html) et le World Wide Web, imaginé en 1989 par Tim Berners-Lee (http://www.w3.org/People/Berners-Lee). Ces approches peuvent être considérées comme non-conventionnelles dans la mesure où leur diffusion est encore réduite, ceci en soi n'étant pas bien sûr un critère définitoire de la non-conventionalité. Elles s'inscrivent cependant pour l'essentiel dans une perception linguistique du traitement du matériel langagier.

    Note : En soi, ceci n'a rien de choquant, même dans une époque heureusement inspirée par les approches communicative et cognitive. Moi-même, en tant que formateur en langues au CRAPEL-ATILF, suis amené avec mes collègues à "traiter" certains publics de manière plutôt "linguistique" que pragmatique. Par exemple, très récemment nous sommes intervenus auprès de techniciens du Centre Hospitalier Régional Universitaire de Nancy. Pour l'essentiel ces techniciens doivent maîtriser des manuels de maintenance d'appareils médicaux sophistiqués qui se trouvent être en anglais. Il y a déjà longtemps, en pleine expansion de l'approche communicative que le CRAPEL défendait, j'avais proposé une approche plutôt linguistique en compréhension écrite, parce que la dimension proprement pragmatique (orientation par le lecteur dans le matériel à lire, sélection des passages à lire et essai de traitement de ce passages) était déjà réglée par les apprenants eux-mêmes (Duda 1976).

    Le développement d'outils considérant le Web dans sa totalité comme un corpus utilisable par des apprenants semble être la direction la plus récente en termes d'innovation. Le CRAPEL-ATILF s'y emploie avec deux projets en cours concernant l'anglais et le français langues étrangères. Cette exploitation du Web suppose la mise au point de documents de soutien facilitant l'interfaçage apprenant/sites à exploiter. Il ne s'agira pas de proposer des exercices d'exploitation des sites, mais des outils conceptuels d'aide à leur exploitation. Il y a là un défi de l'ordre du non-conventionnel innovant !


    Références

    ASHER James. 1986. Learning another language through actions: the complete guidebook (3rd edition) Sky Oaks Productions INc. Los Gatos, Ca.

    CURRAN C. (1972) Counseling learning: a whole-person model for education, Grune and Stratton, New York

    DORTU Jean-Claude. 1986. Une classe de rêve. Le rêve éveillé appliqué à la classe de français langue étrangère. Paris: CLE International

    DUDA Richard. 1976. Compréhension Ecrite et Compétence de Communication in Actes du colloque de la Commission interuniversitaire suisse de linguistique appliquée: L'enseignement de la compétence de communication en langues secondes, R. Roulet et H. Holec (eds), Université de Neuchâtel.

    DUDA Richard. 1993. Alternative language learning systems: some analytical criteria. Mélanges CRAPEL n° 21, Université Nancy 2

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    GALISSON Robert. 1983. La Suggestion dans l'Enseignement. Paris: CLE International

    GATTEGNO C. 1976. The Common Sense of Teaching Foreign Languages, Educational Solutions, N.Y.

    HOLEC Henri 1980 Autonomie et apprentissage des langues étrangères, Strasbourg: Conseil de l'Europe

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    JOHNS Tim. 1991b. From printout to handout: Grammar and vocabulary teaching in the context of data-driven learning. CALL Austria, 10, p. 14-34. Revised version in Johns, T. & King, p. (eds) Classroom Concordancing. English Language Research Journal, 4, p. 27-45.

    KRASHEN S. 1982. Principles and Practice in Second Language Acquisition, Pergamon Press, Oxford

    LAFAYETTE, R.C. 1991. Total Physical Response, un apprentissage non conventionnel. Le Français dans le Monde, 239

    MANGENOT François. 2003. Présentation d’Eurocall 2003 "New Literacies in Language Learning Teaching" ALSIC Vol. 6, numéro 2.

    MOSKOWITZ G. 1978. Caring and sharing in the foreign language classroom, Newbury House

    NUNAN, D. 1993. Task-based syllabus design: selecting, grading and sequencing tasks. In G. Crookes and S. Gass (eds) Task and language learning: Integrating theory and practice. Clevedon: Multilingual Matters.

    SAFERIS F. 1978 Une Révolution dans l'Art d'Apprendre, Laffont

    SKEHAN, Peter 1998. Task-based instruction. In Annual Review of Applied Linguistics, 18: Foundations of Second Language Teaching edited by William Grabe et al., Cambridge University Press.

    WILLIS, Jane 1996. A Framework for Task-Based Learning. London: Longman. Pearson Education Limited.