La Lettre de l’ASDIFLE
N° 11 - juin 2011


GORÉE

Halez, frères, halez la plus haute tempête
Jamais nous ne viendrons à la lucarne éblouie
Nos corps ne lustreront jamais le sable noir
Quand même nous rêvons deçà la barre d’écumes

Édouard Glissant, Pays rêvé, pays réel


Édouard Glissant et la Mémoire des esclavages

Édouard Glissant décédé en février dernier, a par son œuvre et ses engagements poétiques et politiques fait avancer la connaissance des phénomènes et des processus de créolisation, et contribué à diffuser l’extraordinaire diversité des imaginaires des peuples, à travers la multiplicité des langues, la pluralité des expressions artistiques et l’inattendu des modes de vie. À ce philosophe de la Relation, fut demandé de rédiger le texte faisant du 10 mai (en mai 2001, le Parlement adopte à l’unanimité une loi faisant de l’esclavage un crime contre l’humanité) une journée nationale consacrée à la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions « Tous les jours de toutes les années sont possibles, puisqu’il subsiste encore dans le monde tant de centres d’esclavages, connus ou clandestins, qu’il faut débusquer, dénoncer, combattre[…] ». Soulignant le symbolique d’une journée de "mémoire" ne pouvant en aucun cas être gage de non-récidive, il nous ouvre les yeux à l’autre aspect d’une histoire, qui aujourd’hui contribue à une créolisation entre les peuples : « Tous les lieux de connivence et de partage sont soumis à ravage, toutes les villes de la rencontre et de la coexistence, Sarajevo, Beyrouth et tant d’autres, les plus petits villages unis par un pont, ont été systématiquement pris pour cible par les intégristes de tout bord, ou abandonnés, comme la Nouvelle-Orléans, à leur sort, avant qu’on les nettoie de leurs indésirables et qu’on les refasse à neuf, d’un seul tenant aseptisé. Nous savons que les racistes de tous pays craignent et détestent par-dessus tout les mélanges et les partages. C’est en quoi la mémoire des esclavages nous est avant tout précieuse. Comme la mémoire de tout massacre ou de tout génocide, elle importe à l’équilibre du monde. Non pas parce que la mémoire nous est indispensable, ni parce que la morale nous l’impose, mais parce que l’absence de mémoire laisse en chacun et en tous une faiblesse irréparable. Et aussi parce que toute mémoire récupérée est avant tout un outil de solidarité entre les peuples. Il nous faut d’abord nous souvenir ensemble, et que l’oubli à l’occasion devienne un consentement non troublé, ratifié par tous. Notre action plus haute devrait être de restaurer dans ce monde les prestiges de l’alliance, et d’aviver la rencontre des différences ».

Dans nombre de ses écrits comme Le discours antillais, Édouard Glissant nous livre à travers l’histoire des Caraïbes, celle de ces cultures, de ses langues et de ses grammaires, inventées dans « l’esclavagisme »:

« Nous savons et nous avons dit qu’avant l’arrivée de Colomb l’arc antillais a été constamment parcouru d’un mouvement de communications, du Continent vers les îles par le nord, des îles vers le Continent par le sud. Nous savons et nous avons dit que c’est la colonisation qui a balkanisé les Antilles, que c’est le colonisateur qui a exterminé dans les Îles le peuple caraïbe, interrompu le rapport. L’asservissement s’accompagnait donc d’une chosification ; toute histoire semblait s’arrêter dans la Caraïbe, et les peuples qui s’y trouvaient transplantés n’avaient plus qu’à subir l’Histoire avec un grand H, la grande égalisation de la puissance européenne.

La rigidité du système des Plantations a entraîné des formes de résistance dont deux sont constitutives de nos cultures : la fuite rusée, dans le Carnaval, dont il semble qu’elle constitue avant tout une course éperdue hors des limites de la Plantation, et la fuite combattante du marronnage, qui est l’acte de contestation absolument généralisé dans toute la zone de civilisation qui nous concerne.

Il n’est pas étonnant d’affirmer que pour nous la musique, le geste, la danse, sont des modes de la communication, tout aussi importants que l’art de la parole. C’est par cette pratique que nous sommes d’abord sortis des Plantations ; c’est à partir de cette oralité qu’il faut structurer l’expression esthétique de nos cultures. Il ne s’agit pas de prétendre que l’écriture nous est inutile, et nous connaissons les nécessités dramatiques de l’alphabétisation et de la diffusion par le livre dans nos pays. Il s’agit pour nous de concilier enfin les valeurs des civilisations de l’écrit et les traditions longtemps infériorisées des peuples de l’oralité. Longtemps, dans la nuit de l’esclavage, la parole fut interdite, le chant interdit, mais aussi, l’apprentissage de la lecture puni de mort.

Longtemps aussi, l’arrogance et l’impérialisme mono linguistiques ont accompagné l’expansion occidentale. Qu’est-ce que le multilinguisme ? Ce n’est pas seulement la possibilité de parler plusieurs langues, ce qui n’est souvent pas le cas dans nos régions, où nous ne pouvons parfois pas parler notre langue maternelle opprimée. Le multilinguisme est le désir passionné d’accepter et de comprendre la langue de son voisin et d’opposer à la grande égalisation linguistique sans cesse recomposée par l’Occident, hier avec la langue française, aujourd’hui avec la langue anglo-américaine, la multiplicité des idiomes et leur intercompréhension. Cette pratique de métissage ne se ramène pas à un vague humanisme, où il serait loisible de se fondre dans l’autre.

Elle met en Relation, sur un mode égalitaire et pour une des premières fois connues, des histoires dont nous savons aujourd’hui dans la Caraïbe qu’elles sont convergentes. La civilisation du manioc, de la patate douce, du piment et du tabac est tournée vers l’avenir de cette Relation, c’est pourquoi elle s’efforce de reconquérir la mémoire de ses histoires raturées. »

La fondation d’un Centre national pour la Mémoire des esclavages et de leurs abolitions se justifie car ajoute Glissant « si nous en savons de plus en plus sur les réalités de ce phénomène social et de civilisation qu’est l’esclavage, nous en concevons difficilement la totalité car est oblitérée par toutes sortes de conditions […] Aussi une organisation comme l’Unesco a commencé d’aborder globalement le problème de l’esclavage, qui est la figure d’un itinéraire, d’un déplacement, d’une Relation établie entre des sites et des situations dont les convergences n’étaient d’abord pas évidentes, la Route de l’esclave, moins sûre à démarquer que la Route de la soie ou celle des épices, mais mieux adaptée à l’étude de son objet que ne le seraient des structures à plat et des analyses ponctuelles, dont la nécessité s’impose pourtant. Le parcours, l’exploration, au vrai sens du terme, des terrains où s’exercèrent des esclavages ouvrent la réflexion, ardente à découvrir, plutôt qu’ils ne la structurent à jamais. Les synthèses qui résultent et jaillissent d’un tel choix commencent à changer les idées que nous nous étions faites des esclavages comme phénomène.

C’est cela qui nous tient en poésie. Quand bien même nous consentons à toute irrécusable technologie, quand même nous concevons le bond des politiques à concerter, l’horreur à vaincre des famines et des ignorances, des tortures et des massacres, et le plein du savoir à apprivoiser, le poids de chaque machinerie qu’à la fin nous contrôlerons, et la fulguration usante des passages d’une ère à l’autre, de la forêt à la ville, du conte à l’ordinateur — il y a en proue, et désormais commune, cette rumeur encore, nuage ou pluie ou fumée tranquille. Nous nous connaissons en foule, dans l’inconnu qui ne terrifie pas. Nous crions le cri de poésie. Nos barques sont ouvertes, pour tous nous les naviguons.

Édouard Glissant

Geneviève Baraona
d’après des extraits recueillis sur le site de l’Institut du Tout-Monde


asdifleVoir aussi :

http://www.edouardglissant.fr/
http://www.comite-memoire-esclavage.fr/