http://www.lefigaro.fr/debats/20060616.WWW000000332_lheureux_redressement_de_la_langue_francaise.html

Analyse : l'heureux redressement de la langue française

Maurice Druon,
de l'Académie Française

La déploration sur le déclin de la langue française dans le monde est devenue un rhumatisme mental de nos compatriotes. Le français recule, le français disparaît. Gémissons, et ne faisons rien. Il serait peut-être temps de se reprendre.

Tout d'abord, le mot déclin est faux. Numériquement parlant, il n'y a jamais eu de déclin. Le nombre de gens parlant et lisant le français est très supérieur à ce qu'il était au temps où notre langue était celle de toutes les élites européennes. Il s'est simplement passé que les usagers de l'anglais, au cours du dernier siècle, ont largement dépassé en nombre les usagers du français. Sachons relativiser : le français n'a pas reculé ; il a été distancé, ce qui est tout différent. Or, cette distance est en train de se réduire, non spectaculairement, mais sûrement. Un redressement s'opère, non de notre fait, mais de la situation générale.

La mondialisation permet à la puissance économique des États-Unis d'inonder la planète de ses produits et sous-produits culturels. Et les peuples, plus ou moins consciemment, s'inquiètent de tomber dans une uniformisation stérilisante où se dissoudraient leur personnalité, leur héritage, leurs différences. D'où un retour vers l'autre culture universelle, la plus ancienne, la plus humaniste, la française, et donc vers son assise qu'est la langue. Le français devient une garantie pour la survie de la pluralité des cultures.

Nos pouvoirs officiels ont-ils profité de cette conjoncture éminemment favorable ? Nullement.

Dans les années récentes, on a fermé des classes et des lycées, supprimé des centres culturels. Nos gouvernements sont criminels qui, après s'être servis de la dotation des armées pour les ajustements budgétaires, se servent, aux mêmes fins, des dotations de nos établissements à l'étranger. Oui, criminels, car ce que pèse un pays dans le monde tient à sa puissance stratégique, garante de sa politique étrangère, et à sa présence culturelle, qui assure son rayonnement et son influence.

Nous vivons sur le réseau d'établissements d'enseignement, d'Alliances françaises et d'instituts hérités de la IIIe République. Nous n'y avons guère ajouté. Partout, la demande est supérieure à l'offre, et nous ne répondons pas. Depuis des années, l'Éthiopie demande une École normale d'instituteurs en français ; nous n'avons pas répondu. En maints pays, le français serait seconde langue étrangère, et même première, s'il y avait des enseignants en nombre suffisant. Je vais donner un exemple a contrario mais éclatant.

Nous avons en Arménie un ambassadeur, en poste depuis quatre ans, Henri Cuny, qui dès son arrivée a entrepris d'y créer une université française, et y a réussi. Elle est la seule digne de ce titre. Elle comporte trois facultés : droit, commerce, gestion ; ses diplômes sont des diplômes d'État français ; on y pratique quatre langues : arménien, français, anglais, russe, avec l'allemand en option. Sept cents étudiants s'y pressaient à la rentrée de septembre dernier.

Nous devrions avoir vingt, cinquante Henri Cuny dans le monde. Quand celui-ci quittera son poste, on devrait lui demander sa recette et ne pas laisser perdre son talent.

Qu'attend-on pour soutenir plus vigoureusement l'université de Djibouti, liée à plusieurs universités françaises, dont celle de Bordeaux avec équivalence de diplômes, et où affluent deux mille étudiants ? Djibouti va créer un Centre d'apprentissage de la langue française, ouvert à toute la corne de l'Afrique : Somalie, Érythrée, Soudan, Éthiopie et même Yémen. Hâtons-nous de subventionner ce centre ; l'investissement en vaut la peine.

Veut-on d'autres signes du redressement que je perçois ? De grands groupes industriels, tel Renault, qui avaient voici quelques années pris l'anglais comme langue de communication, même interne, y ont renoncé. La Fondation Renault préfère former des étudiants en français là où le groupe est implanté.

Peugeot-Citroën fournit à son personnel un glossaire proposant des équivalents français pour les termes techniques anglo-américains.

LVMH a créé à Londres un centre de formation de ses cadres étrangers.

Sait-on assez que de nombreux États qui ont eu à refaire leur droit ou leurs procédures judiciaires, dont la Russie et la Chine, ont fait et continuent de faire appel à nos experts, magistrats, notaires, spécialistes des contrats ? Car dans les divers domaines du droit, la langue française est souveraine. C'est pourquoi j'ai cru devoir inspirer, l'an dernier, la création d'un Comité pour la langue du droit européen, qui ne cesse de recevoir des soutiens. Son objectif ? Que lorsqu'on entreprendra, enfin, l'indispensable codification, matière par matière, des acquis européens, le français soit pris pour langue de travail. Non par chauvinisme linguistique, mais pour la sécurité juridique.

Mais tout cela est d'initiative privée. Où est l'action des pouvoirs publics ?

Depuis la mort de Georges Pompidou, nous n'avons plus eu de politique de la langue française. Or, là aussi, une amorce de redressement vient d'apparaître qu'il serait injuste de ne pas saluer.

Dans sa conférence de presse du 15 mai, le ministre des Affaires étrangères, M. Douste-Blazy, a annoncé que vingt-deux lycées français dans le monde sont en rénovation, en extension, en construction ou en projet. Voilà qui ranime l'espérance, à condition que les projets ne restent pas trop longtemps dans les cartons.

D'autre part, le ministre a fait part de la création d'une Agence culturelle de l'action française à l'étranger. L'initiative peut être heureuse si...

Autrement, elle ne produira que des bulles de savon, plus ou moins irisées.