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ENQUÊTE
Expatriées, une vie sans frontières

Ça n’arrive pas qu’aux hommes : nous sommes de plus en plus nombreuses à faire carrière à l’étranger. Si monsieur suit et les enfants aussi, il n’en est pas de même pour l’intendance. Aux femmes de jongler pour réussir l’expérience ! Angoissées, s’abstenir. Célibataires bienvenues.

Madame Figaro du samedi 11 septembre 2004.

Par Alexandra da Rocha.


Illustration : Cyrille Berger [11 septembre 2004]

Quand on vous parle d’expatriation, la plupart du temps, vous imaginez un cadre de multinationale obligé d’embarquer sa famille à l’autre bout du monde. Monsieur rapporte de l’argent tandis que madame passe le temps. Un cliché encore proche de la réalité. “ L’expatrié type est un homme d’environ trente-huit ans, marié et père de deux à quatre enfants. Son épouse ne travaille pas et il vit plutôt bien ”, constate Jean-Luc Cerdin, professeur à l’Essec, auteur de “ l’Expatriation ” (Éditions d’Organisation).

En effet, environ 90 % des effectifs envoyés à l’étranger par les entreprises sont des hommes. Pourtant, depuis une dizaine d’années, lentement mais sûrement, le monde des expatriés évolue. Sous l’impulsion des femmes, notamment. Car, désormais, elles défendent elles aussi leur parcours professionnel. Quand leur job n’est pas compatible avec une délocalisation, elles refusent de suivre leur conjoint à New York, Hongkong ou Pékin. Mais surtout, elles partent elles-mêmes à l’assaut des frontières. Quitte à faire déménager mari et enfants.

Pour des raisons culturelles et historiques, les entreprises ont encore du mal à intégrer la mobilité internationale des femmes de la même façon qu’elles ont eu des difficultés à leur confier certaines fonctions. Mais aujourd’hui, l’expatriation des femmes pour leur propre carrière, bien que marginale, apparaît comme un phénomène en hausse ”, observe Jean-Luc Cerdin. L’équation est simple : des femmes de plus en plus chevronnées accèdent plus facilement à des postes de cadres, dans des entreprises de plus en plus internationales. Les premiers à enregistrer ces évolutions sont naturellement les grands groupes, habitués à conquérir de nouveaux territoires.

Chez LVMH, par exemple, le géant du luxe, le taux de femmes expatriées est passé de 10 à 20 % en dix ans. “ Un chiffre qui va aller croissant en raison de l’internationalisation de l’espace ”, constate Concetta Lanciaux, vice-présidente chargée des synergies LVMH. Célibataires ou mariées, avec ou sans enfants, les motivations de ces femmes varient peu : l’intérêt du poste en lui-même, l’attrait pour des situations inconnues ou, dans certains cas, la fascination pour un pays ou une culture. Le bulletin de salaire, lui, ne constitue plus un motif déterminant. Même s’il existe toujours des primes et des compensations, ajustées selon le pouvoir d’achat et la dangerosité des destinations, l’époque où les entreprises proposaient des ponts d’or aux expatriés est révolue.

L’objectif de Géraldine, ingénieur travaux, sur la construction du pont Rion-Antirion, en Grèce ? Voir du pays et acquérir une expérience à faire valoir sur un CV. Installée à trois heures d’Athènes dans un village sans Internet rapide et sans médias francophones ou anglophones, elle n’a pas hésité une minute avant de partir. “ Quand on m’a proposé le poste, j’ai dit oui tout de suite sans savoir quelles étaient les conditions. Je cherchais à partir parce que j’avais quasiment toujours vécu en région parisienne. On ne me proposait que des emplois en bureau, alors que moi, je voulais faire du chantier ”, raconte celle qui envisage à moyen terme d’enchaîner les constructions à l’international avant de revenir exercer à Paris.

Rien ne l’aurait retenu et certainement pas un homme, nous assure celle qui regrette en revanche la distance avec sa jumelle. À l’instar de Géraldine, de nombreuses femmes, jeunes notamment, sont prêtes à larguer les amarres du jour au lendemain pour tenter l’aventure professionnelle. Normal. “ Elles sont souvent célibataires, sans engagement particulier et elles ont fréquemment poursuivi une année d’études à l’étranger. Partir, ça fait partie de leur culture ”, ajoute Jean-Luc Cerdin. “ Enfin, elles savent qu’elles n’ont rien à perdre, bien au contraire. ”

En effet, une expérience d’un, deux ou trois ans à l’étranger, dans un ou plusieurs pays, se révèle souvent une vraie valeur ajoutée. Alexandra, trente et un ans, quatre ans à New York, en est convaincue : “ Beaucoup de boîtes cherchent des profils à l’international. Si vous avez travaillé à l’étranger, à condition que ce soit pour une grande structure ou une entreprise connue, c’est forcément valorisé. ”

Même constat chez les professionnels des ressources humaines. “ Dans des groupes de plus en plus internationaux, occuper désormais des postes clefs sans avoir soi-même une dimension internationale, c’est difficile. Pas impossible mais difficile ”, reconnaît Daniel Vandenbroucque, directeur du pôle expatriation du groupe Accor.

Sa brillante carrière, l’énergique Pascale Bon, trente-neuf ans, l’a commencée quand elle s’est tournée vers l’Asie. Au début des années 90, un poste se libère à Taïwan. Son employeur le propose... à ses collègues masculins. “ J’ai demandé à partir. J’avais envie d’assouvir mon attirance pour la Chine et mes ambitions professionnelles. ” Pour convaincre sa hiérarchie, elle fait preuve d’une volonté de fer. “ Je me suis inscrite à l’Inalco et, pendant un an, je me suis levée tous les matins à cinq heures pour apprendre le mandarin. Ma boîte a bien été obligée de me nommer : j’étais la seule à parler chinois ! ”

Mission accomplie au-delà de ses premiers espoirs. Pascale, qui raconte son histoire dans “ la Vraie Muraille de Chine ” (éditions L’Harmattan), est aujourd’hui directrice de deux usines à Nankin, en Chine, après avoir dirigé la Chambre de commerce français de Pékin. Entre-temps, elle a appris les différents dialectes locaux, le coréen, le japonais, et l’art frontal de la négociation ! Outre une détermination sans bornes, la chance de Pascale reste sans doute d’être partie assez jeune et célibataire.

Tout le paradoxe de l’expatriation au féminin est là. “ Pour les structures internationales, les entreprises recrutent surtout des seniors ”, constate Yannick Aubry, consultant, auteur du “ Guide pratique et juridique de l’expatrié ” (Éditions d’Organisation). “ Or les cadres plus expérimentés sont aussi plus engagés dans leur vie personnelle. ” Pas étonnant donc que le profil type de l’“ executive woman ” version expat’ se résume en quelques mots : cadre, trentenaire, célibataire et sans enfant. “ Le principal frein à l’expatriation reste le conjoint. C’est vrai pour les hommes mais ça l’est encore plus pour les femmes, constate Nathalie Lorrain, directrice générale d’Itinéraires interculturels, un cabinet de conseil et formation spécialisé dans la mobilité à l’international. Socialement, c’est toujours difficile pour un homme d’être inactif. Ils sont peu nombreux à accepter de mettre un temps leur vie professionnelle entre parenthèses pour accompagner leurs épouses. ”

Les entreprises internationales l’ont bien compris et s’activent depuis quelques années à mieux gérer la problématique des doubles carrières. En l’an 2000, Schlumberger, spécialiste des services aux entreprises pétrolières, s’est associé à sept autres groupes présents aux quatre coins du monde (comme Danone, Air Liquide ou encore Thales) pour créer partnerjob.com, qui compte aujourd’hui quarante partenaires. Ce site réunit des offres et demandes d’emplois à l’étranger réservées aux conjoints d’expatriés. “ Les CV déposés sont ceux des conjoints d’expatriés potentiels qui cherchent un emploi avant de démissionner. Les offres sont celles des groupes internationaux membres de l’association, qui font connaître les postes à pourvoir afin de faciliter les déplacements en couple des salariés ”, explique Sally Katz, responsable de l’association Partnerjob.com.

Pour éviter le choix cornélien du type mon couple ou ma carrière, il y a quelques années, la mode, du moins en Europe, étaient aux eurocommuters. Monsieur exerçait à Paris et madame s’investissait à Londres, Bruxelles ou Berlin. À moins de deux heures d’avion de la maison. Une situation qu’a connue Catherine, quand elle était consultante à Londres. “ Je rentrais quasiment tous les week-ends. C’était vraiment comme si je travaillais en province. ” Mais les entreprises ont remisé cette formule jugée onéreuse pour une qualité de travail considérée comme amoindrie !

Quand Calvin Klein recrute Mireille Gindrey, il y a huit ans, elle est mariée, maman d’une petite fille de trois ans et enceinte de huit mois ! Des freins pour refuser de s’envoler vers New York, elle aurait pu en trouver, mais la décision s’est imposée. “ J’ai eu un mois pour réfléchir. Mais je crois que je n’ai pas eu le choix : il y a des opportunités qu’on ne laisse pas passer dans la vie ”, explique la vice-présidente pour le design et la lingerie, convaincue qu’elle n’aurait pas fait une aussi belle carrière autrement. Son mari, alors à son compte dans le domaine de l’informatique, cesse son activité pour la rejoindre quelques mois plus tard outre-Atlantique.

"Le plus difficile pour lui a été de se retrouver à la sortie des écoles avec les mamans. Pendant deux ans, il est resté sans emploi : il n'avait pas de permis de travail." Le sort de nombreux conjoints d’expatriés, recrutés en contrat local ou non, est en effet suspendu à ce précieux sésame. Car, pour qu’une expatriation à deux soit réussie, il faut que chacun ait un projet personnel : pas forcément une activité professionnelle mais au moins une passion à assouvir.

Lors de la préparation aux expatriations, nous essayons de faire ressortir les envies du conjoint. S’il ne se réalise pas lui aussi, l’expatrié le ressent et se révèle moins efficace, mal à l’aise dans sa nouvelle vie ”, assure Jean-Luc Cerdin. Sophie, aujourd’hui de retour, se souvient d’avoir vu son mari découvrir la pêche à la mouche en Afrique du Sud avec bonheur. Le mari de Mireille s’est rapproché des associations françaises et s’est fait des amis rapidement avant de finir par créer sa société. “ Heureusement, il s’est beaucoup investi dans l’éducation des enfants. Mais inverser les rôles tout d’un coup, ça crée de grosses tensions ”, se souvient-elle.

Des tensions d’autant plus importantes à surmonter dans un moment où toute la famille doit s’adapter, et en particulier madame, quand même partie pour travailler. “ Je ne culpabilisais pas. Mais j’étais épuisée. Même si je parlais la langue, je devais faire des efforts constants pour l’intégrer complètement. Et j’étais obligée de calculer en inches et non en centimètres, explique Mireille Gindrey. Je me faisais du souci et en plus, au début, je ne voyais pas mes enfants ! ”

Quand une femme part en expatriation, constate Sabine David, cofondatrice avec Corinne Tucoulat du site www.femmexpat.com, elle a un double défi à relever : s’adapter à un nouvel environnement professionnel et assurer l’intégration de la famille. C’est lourd à porter. ” En effet, à quelques exceptions près et malgré les efforts réels des nouveaux pères, le volet familial et personnel de l’expatriation incombe encore à maman.

Pour preuve, les services d’assistance à l’expatriation mis à disposition des salariés par les entreprises sont très sollicités par les cadres femmes et rarement par leurs collègues masculins. Notamment, quand il s’agit de trouver une école pour les enfants ou du personnel de maison. Et justement, les bambins dans tout ça ? Pas forcément une galère. Tout dépend de la nature du pays d’accueil, de sa sécurité, de son niveau de vie et de l’âge des enfants.

Envoyer des ados habitués à Saint-Germain-des-Prés à Moscou, c’est rude. Lâcher une petite de trois ans dans une école maternelle new-yorkaise, située à l’opposé du bureau de maman, c’est dur. Reste les bons côtés. Sophie, aujourd’hui installée en province, a eu ses deux enfants en Afrique. “ C'était encore un peu la vie coloniale, nous avions une grande maison avec des personnes pour s'occuper de tout. Ça a été nettement plus simple moi d'avoir enfants en travaillant que pour mes copines restées en France, ça c'est sûr ! D'ailleurs au retour, j'ai préféré la province à Paris, invivable avec des petits !

Pour Catherine, trente et un ans, routarde de l’expatriation, accoucher, vivre et travailler à São Paulo, c’est facile.Quand vous êtes européenne dans un pays d’Amérique latine, vous avez des conditions de vie exceptionnelles, vous avez accès aux meilleures infrastructures. Et à la maison, j’ai quelqu’un du lundi matin au vendredi soir ! Qu’est-ce qu’une mère qui travaille peut espérer de mieux ? ”

Seul bémol, pour l’une comme pour l’autre : les pays dangereux. Quand on lui a proposé d’aller à Bogotá, Catherine a dit non : “ Partir avec un enfant d’un an et demi en Colombie, où il y a énormément d’enlèvements, c’est impossible. Si j’étais complètement seule ou avec mon mari, j’aurais certainement dit oui. C’était une promotion ! ” Elle reste donc à São Paulo, en attendant un autre petit paradis pour mamans. Entre carrière, vie de couple et vie de famille, des femmes expatriées parviennent à mener leur barque. Reste toujours à consoler les grands-parents qui voient grandir la petite famille... de loin.

Petites différences entre pays

Il ne suffit pas de poser son micro-ordinateur, son palm et ses valises sous d’autres latitudes, et de se mettre au travail pleine de bonne volonté pour réussir sa mission à l’étranger. Encore faut-il appréhender avec justesse les distances culturelles. “ En France, nous sommes très proches du monde latin. Au-delà, on entre dans l’étrange. On partage néanmoins avec l’ensemble de l’Occident la même conception du moi qui valorise l’affirmation de soi et l’autonomie. Le reste du monde est collectiviste : le groupe et le rang social priment sur l’individu et l’identité sexuelle ”, constate Catherine Vielle, spécialiste en management interculturel.

Résultat : de Pékin à Tokyo en passant par Casablanca, le manager entendra plus qu’ici ses collaborateurs lui dire ce qu’il a envie d’entendre. Pas de critiques ni de réserves, mais pas d’initiatives non plus ! Et gare aux idées reçues ! Il n’est pas plus difficile d’être une businesswoman qu’un businessman en Chine, au Japon ou au Maroc. Et pour cause. “ Dans la plupart des pays collectifs, dans le monde des affaires, une femme européenne est d’abord perçue comme un Occidental et non comme une femme ”, poursuit Catherine Vielle.

Que l’on soit une femme ou un homme, au Japon, on ne serre pas la main à son interlocuteur. En Chine, lors des repas d’affaires, on vous invite à déguster des plats aussi onéreux qu’appétissants : nids d’hirondelle, scorpions, cervelles de singe, sauterelles ou ailerons de requin. Il n’y a qu’en Iran où les femmes sont obligées de porter le voile... à la ville comme au bureau. En Arabie saoudite, où elles n’ont pas le droit de travailler, le problème est réglé d’emblée. Bref, dans la plupart des pays, les femmes expatriées sont des managers comme les autres sauf quand elles franchissent le seuil de l’entreprise.

À Dubaï, la seule Européenne en exercice gère ses troupes sans ambages mais retrouve son statut de femme dans la vie quotidienne. Impossible d’acheter seule trois clous et un marteau sans se voir rétorquer “ Bring mister ” par les spécialistes du bricolage ! Et en Allemagne, si des enfants les attendent même accompagnés d’une nounou, les femmes risquent encore tout simplement d’être perçues comme de mauvaises mères !


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Sur Internet : www.femmexpat.com

www.partnerjob.com