> juin 2004     > Page 28

Economisme ou volonté de « rayonnement » ?

La diplomatie culturelle de la France à vau-l’eau

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la culture française a joui – au même titre que la politique ou l’économie – des faveurs du ministère des affaires étrangères. Ce n’est désormais plus le cas. La situation est si périlleuse que le président de la République a expressément demandé à son premier ministre d’épargner au Quai d’Orsay les « gels budgétaires » planifiés. Au-delà de l’effet d’annonce, il espère éviter la perspective d’un désastre.
 

Par Jean-Michel Djian
Journaliste, auteur, entre autres, de La Politique culturelle la fin d’un mythe, Gallimard, Paris, à paraître en septembre 2004.

Il règne, dans les services culturels des ambassades de France à l’étranger, un parfum de désenchantement. « La grève historique et pourtant improbable du 1er décembre 2003 des personnels du ministère des affaires étrangères a été suivie à plus de 70 %. Inimaginable », souligne cet ancien conseiller culturel récemment reconverti à l’entreprenariat privé. Et d’ajouter : « Cela fait des années que nous laissons croire à nos interlocuteurs que nous disposons de moyens pour mener une politique culturelle extérieure ambitieuse (1). Or c’est faux. Non seulement nous n’en avons pas, mais nous laissons croire publiquement le contraire. C’est une imposture. »

Diplomatie oblige, la loi du silence prévaut, mais, quand elle est transgressée, au hasard des colloques et autres rapports de mission, elle agit comme une libération. Le rapport du député (devenu sénateur) Yves Dauge, par exemple (2) : chargé de dresser, en 1999, un état des lieux de cet impressionnant réseau qui compte 400 établissements, 7 000 agents, un millier d’Alliances françaises, et dispose d’un budget de 1,3 milliard d’euros (3), le parlementaire socialiste avait mis le feu aux poudres en pointant quelques dysfonctionnements flagrants, en particulier sur la question délicate de la gestion des ressources humaines. Quatre ans plus tard, le sénateur Louis Duvernois (divers droite), qui présentera prochainement un rapport sur le sujet, s’interroge devant nous sur « la capacité du Quai à ne jamais s’exprimer clairement sur ses intentions dans ce domaine, alors que le malaise de ses agents est connu ».

Sur le terrain, les attachés des services d’action culturelle et de coopération des ambassades développent un discours schizophrénique : on monte des dossiers avec des partenaires locaux, on budgétise, on négocie... tout en sachant que les projets ont peu ou pas de chance d’aboutir. C’est le cas de plusieurs actions inscrites dans les « fonds de solidarité prioritaire » (il y en a 500 !), dispositifs destinés, entre autres, à mettre en œuvre d’ambitieux projets culturels. Mais les « gels » (moins 20 %) intempestifs de budgets – pourtant votés par le Parlement – décidés régulièrement par le ministère du budget conduisent purement et simplement certaines ambassades à ne pas honorer leurs engagements.

Les autorités des pays concernés ne sont pas dupes. Mme Louise Beaudoin, qui fut ministre des relations internationales et ministre de la culture du Québec, ne cache pas son désarroi : « La France ferait mieux de dire pourquoi la chose culturelle n’est plus une priorité politique dans sa diplomatie. Si la langue française n’est pas défendue et soutenue ici, aux portes de l’Empire, c’en est fini des grandes ambitions de la francophonie. » Mêmes propos au Sud, avec Mme Aminata Traoré, ancienne ministre de la culture du Mali : « La préoccupation de la France est de soigner son image, alors que les moyens dont elle dispose pourraient être utilisés pour repenser conjointement notre développement culturel. »

Les mécanismes administratifs et la manière dont sont prises les décisions au ministère posent sérieusement question. En Grèce, pays hôte des Jeux olympiques à l’été 2004, la France a fermé, en dix ans, vingt-six centres culturels sur les trente existants. L’helléniste Jacques Lacarrière ne cache pas son trouble : « La France est en train de brader l’un de nos plus fabuleux patrimoines néoclassiques installé au Pirée, en le vendant à des spéculateurs. Même si notre ambassadeur sur place ferraille contre cette décision, nos amis grecs ne comprennent pas que l’Institut français, inauguré par M. Alain Juppé en 1994, soit fermé cinq ans plus tard. » Retour de bâton : le français, pourtant langue olympique, n’a pas été retenu pour la signalétique des Jeux...

Dans le même ordre d’idées, à Lubumbashi, deuxième ville de la République démocratique du Congo, la France décide opportunément de créer en 2000 un poste d’attaché culturel adossé à la réouverture, en plein cœur de la ville, d’un centre fermé depuis dix ans. Deux ans de travaux et de négociations pour aboutir, en juillet 2003, à la fermeture (au mieux à la reconversion) d’un bâtiment entièrement rénové, disposant de 4 500 ouvrages neufs et qui aura coûté 170 000 euros. Avec, en prime, la suppression du poste d’attaché culturel !

Autre exemple, celui du réseau des Alliances françaises, institution qui vient de fêter ses 120 ans. Disposant d’un ensemble unique d’associations de droit local destinées à l’enseignement du français et à la diffusion culturelle, il pâtit de la « concurrence » des instituts ou centres culturels dépendant du même ministère des affaires étrangères, qui sont systématiquement privilégiés.

Même amertume à l’Association française d’action artistique (AFAA), qui a le statut de sous-direction au ministère. Ce « laboratoire » institutionnel, dont la liberté de ton et d’initiative déplaît généralement aux ministres, est plombé par la bureaucratie. L’un de ses responsables va jusqu’à dire : « On ne parle que de budget, d’administration, de communication, mais rarement d’art et de culture, encore moins de risque artistique. Tout y est lissé, pesé, comptabilisé, contrôlé. » Ainsi, une initiative prometteuse, lancée en 1998 pour permettre à de jeunes professionnels d’intégrer le réseau culturel français à l’étranger, a été abandonnée, faute de moyens. Ce sont maintenant des stagiaires non rémunérés (dont des professeurs agrégés) qui font office de futurs professionnels bénévoles et qui, soit en poste dans une ambassade, soit sur place au ministère, effectuent un considérable travail d’animation. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils n’ont pratiquement plus aucune chance d’être recrutés.

Désormais, pour se conformer aux directives européennes, les contractuels devront, en effet, quitter leurs responsabilités au bout de quatre ans, au profit de fonctionnaires titulaires issus de l’éducation nationale. L’inconséquence de cette décision, dont personne, et pour cause, ne revendique la paternité, est lourde de conséquences : « C’en est fini des saltimbanques et des entrepreneurs culturels qui avaient permis que l’action culturelle diplomatique de la France retrouve une authentique créativité, un dynamisme communicatif », nous confie un ancien ambassadeur, passé par l’Ecole nationale d’administration (ENA). Cet avis rejoint celui des artistes et des intellectuels qui, confrontés à la réalité alarmante de la marchandisation généralisée des biens culturels, s’étonnaient depuis deux ans de l’incapacité du ministre des affaires étrangères à obtenir des arbitrages favorables pour son budget. « C’est la diplomatie qui a vampirisé la culture, et non l’inverse », constate un acteur de cinéma habitué à représenter la France à l’étranger.

Les postes diplomatiques doivent non seulement gérer les contradictions du discours officiel, mais également composer avec une hiérarchie tatillonne et bureaucratique à souhait. Ainsi, la manière dont les consulats de France à l’étranger contingentent en secret l’attribution des visas d’entrée en France laisse pantois. Si, dans le passé, il y a eu quelques abus, ils ne sauraient servir de prétexte au refus opposé à beaucoup d’artistes, mais aussi à des étudiants, de travailler ou de se former en France. D’un côté, un discours d’ouverture et de promotion de la diversité culturelle tenu dans les rencontres internationales par M. Jacques Chirac en personne ; de l’autre, une réalité et une pratique sécuritaires : par souci d’efficacité, c’est auprès des services du ministère de l’intérieur et non de leurs autorités hiérarchiques du Quai d’Orsay que les consulats prennent leurs instructions...

Un outil de propagande économique

On peut avancer plusieurs hypothèses pour tenter d’expliquer comment on en est arrivé là. La première serait l’incapacité des ministres successifs, depuis une vingtaine d’années, à s’affranchir de cette mémoire idyllique du Quai d’Orsay, constituée par les diplomates lettrés que furent, entre autres, Lamartine, Chateaubriand, Claudel ou Saint-John Perse (nom de plume d’Alexis Léger). Comme l’explique M. François Roche, ancien sous-directeur au ministère, « ils ont nourri un imaginaire de la France pendant des décennies en tenant la dragée haute au reste du monde. En tentant de perpétuer cette idée de la France “cultivée” à une époque qui parle plus volontiers d’industrie culturelle que de littérature, on court le risque d’un grand écart ».

Deuxième hypothèse : la France doit désormais porter un discours universel unique, et cela non pas via les ambassades, mais au sein des instances qui comptent médiatiquement, à savoir, dans ce cas, l’ONU et l’Unesco, ou bien les grands sommets. De quoi « habiller » la restriction des moyens budgétaires et humains de l’action culturelle extérieure, enfermée, elle aussi, dans le carcan libéral du « moins d’Etat ».

La dernière hypothèse est formulée par M. Jean-Michel Delacomptée, un ancien de la diplomatie culturelle, lorsqu’il analyse le changement d’intitulé de la direction générale des relations culturelles, scientifiques et techniques (DGRCST), devenue, en 1999, direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID) à la suite de l’incorporation des services de l’ancien ministère de la coopération dans celui des affaires étrangères. Cette hypothèse n’est nullement contradictoire avec la précédente : « En effaçant toute référence au culturel, la nouvelle direction générale nous plonge jusqu’au cou dans l’économisme ambiant (...), jusqu’à réduire l’action culturelle au rôle de soutier du développement et de poisson pilote de l’entreprise France (4). »

Le hiatus n’a jamais été aussi profond entre, d’une part, des responsables gouvernementaux convaincus que le rayonnement culturel de la France dans le monde est compatible avec cet économisme ambiant et, d’autre part, les agents du réseau culturel extérieur, qui ne supportent plus le double discours.

Jean-Michel Djian.


(1) Le rapport d’activité 2001 de la direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID) du ministère des affaires étrangères affirme que « la France est plus que jamais une puissance culturelle ».

(2) Assemblée nationale, Les Centres culturels français à l’étranger, rapport d’information n° 2924, commission des affaires étrangères, 7 février 2001.

(3) Lire Alain Lombard, La Politique culturelle internationale, Collection internationale de l’imaginaire, n° 16, Babel, Paris, 2003.

(4) Jean-Michel Delacomptée, « Coopération culturelle : la mort du livre ? », Esprit, juin 1999.

 
LE MONDE DIPLOMATIQUE | juin 2004 | Page 28
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