Chronique de la vie au
travail
Sous le
prestige, la précarité
Par Cécile
DAUMAS
lundi 5
juillet 2004 (Libération)
Anne, 40 ans,
enseigne le français aux étrangers.
Elle travaille
dans une prestigieuse institution mais bénéficie
d'un statut précaire depuis des années. |
«L'école où je suis professeur a un but très
noble: diffuser la langue et la culture
française à travers le monde. Derrière cette
image de prestige, la réalité a moins de
grandeur. Voilà cinq ans que je suis professeure
vacataire. Je travaille trois mois, je m'arrête
un mois. Un rythme qui respecte la législation
sur les contrats à durée déterminée. Au début,
mon employeur ne respectait même pas cette
obligation légale. Chaque mois, je signais un
nouveau contrat. Une fois, ils ont même essayé
de me donner un contrat de deux jours, j'ai
refusé. Mon école prêche les droits de l'homme,
vante les bienfaits de la culture et traite ses
employés comme des chiens.
«Des professeurs ont commencé à râler, mais
ça s'est mal passé. Ceux qui osent critiquer
deviennent vite persona non grata. Il y a peu,
une de mes collègues a réussi à se faire
embaucher. Vacataire depuis six ans, elle avait
fait appel aux syndicats. Elle a signé un CDI.
Le lendemain, la direction l'a licenciée.
L'affaire est aux prud'hommes. Et ma collègue en
dépression.
«Un bon tiers des professeurs de cette
prestigieuse institution sont vacataires. Il y a
de grosses tensions. Récemment, la direction a
organisé un référendum demandant aux salariés
s'ils étaient prêts à travailler plus pour le
même salaire... En fait, elle voulait supprimer
nos temps de pause, aujourd'hui payés. Une
écrasante majorité a répondu non. Même si je
travaille dans cette école depuis plus de quatre
ans, je ne peux pas dire ce que je pense. Sinon,
je perds mon emploi. Si je me syndique, alors
que je suis vacataire, je ne suis plus protégée.
J'ai essayé de fédérer mes collègues, mais c'est
chacun pour soi. Certains vacataires se
jalousent sur la reconduction des contrats.
«Pour me constituer un emploi à temps
complet, j'ai trois ou quatre employeurs. Je
travaille pour d'autres écoles de langues, pour
des entreprises, je donne des cours à la fac. Je
ne manque jamais de travail mais je n'ai pas de
congés payés, pas de formation, pas d'horaires
fixes. Heureusement, j'aime mon métier. Je n'ai
affaire qu'à des adultes, motivés, intéressés.
J'ai des classes très internationales : une
Turkmène, deux Italiens, des Portugais. J'ai
enseigné le français partout dans le monde : aux
Etats-Unis, en Russie, en Afrique, ou en
Amérique latine. Je ne reçois jamais un
compliment de ma direction. La reconnaissance,
je la vois dans les yeux de mes élèves.»
|
|
imprimer
l'article
envoyer
l'article
réagir
à l'article
|